Voyage, photographie et art du renoncement – Spécial Peuples Autochtones
Temps de lecture : 10 minutes
Professionnellement, j’évolue dans deux domaines à forte valeur fantasmatique : la photographie et le voyage.
Comme beaucoup de jeunes lecteurs, j’ai été émerveillée par les photographies d’Edward Curtis, découvertes durant mon adolescence. A ce jour, les rééditions de son œuvre photographique rencontrent encore leur public de collectionneurs.
A l’époque, mon désir d’ailleurs était inspiré par ces images peuplant mon imaginaire.
Elles étaient devenues des repères, instaurant les lignes directrices de la photographie de voyage. Avec leur tonalité monochrome sur papier glacé, ces portraits d’un autre temps représentaient un idéal perdu. C’est certainement la raison pour laquelle partir rencontrer les nations amérindiennes et documenter leur réalité était devenu pour moi, le symbole d’une consécration, accessible à nous, les Occidentaux.
© Edward Curtis
Profil du photographe anthropologue
Au fil de mes lectures, notamment grâce aux médias natifs d’outre-atlantique, j’ai accédé à une dimension plus réaliste du quotidien des communautés amérindiennes. Suivant la vague d’auto-détermination des nations premières, on décortiqua le travail de Curtis, expliquant comment il s’était « arrangé de la réalité », avait « mis l’emphase sur le côté romantique des Amérindiens ». On reprocha à la société américaine l’absence de reconnaissance publique de son rôle dans le génocide des Premières Nations ; la photographie de Curtis y fut accusée de renforcer cette non-responsabilité, figeant l’ancien dans des stéréotypes exemptés de la réalité contemporaine autochtone.
© Edward Curtis
A lire (anglais) | https://www.artandobject.com/articles/reevaluating-edward-s-curtis
Passage traduit :
«L’Indien d’Amérique du Nord a été réévalué sur plusieurs fronts, à commencer par le fait que Curtis avait habillé certains de ses sujets avec les mêmes costumes « indiens », soulignant les aspects précoloniaux pittoresques de leur vie. Les photographies de Curtis sont romantiques, essayant de dépeindre les gens et les cultures comme s’ils n’étaient pas touchés par le Manifest Destiny et le Dawes Act dans un projet de «sauvetage ethnographique». L’auteur amérindien Vine Deloria, Jr. a observé que les photographies «sont devenues le format parfait pour le réservoir nostalgique d’émotions qui se cache derrière la perception générale des Indiens». Récemment, le critique Shamoon Zamir a proposé que «les Amérindiens photographiés par Curtis soient considérés, dans une certaine mesure au moins, comme co-auteurs des significations visuelles de l’Indien de l’Amérique du Nord».
Pour aller plus loin (anglais) | New York Times, Edward Curtis Le Photographe Illusionniste | https://www.nytimes.com/1991/12/08/arts/l-edward-curtis-the-photographer-as-illusionist-145091.html
Si l’œuvre de Curtis demeure la référence historique, il est intéressant de comparer sa démarche à celle de photographes autochtones et occidentaux à l’ère moderne. Les fondations de l’anthropologie, celles du tourisme et par extension, la pratique de la photographie « ethnique » ne sont-elles pas basées sur les mêmes codes importés par ce bon vieux colonialisme, consistant à voir l’autre dans sa dimension exotique, au risque de l’y enfermer?
Photographier le monde autochtone
Décoloniser notre vision du monde n’est pas chose aisée, car voilà bien (trop) longtemps que la scène internationale est davantage aux Occidentaux qu’aux Premières Nations. Le mythe du bon sauvage a la vie dure, il fait encore bien vendre. Pourtant, il est nécessaire de remettre en question notre rapport aux cultures visitées, afin de ne pas perpétrer des comportements abusifs, notamment de comprendre le besoin d’équilibre entre les représentations culturelles.
Des photographes à renommée internationale comme Jimmy Nelson (UK/Danemark) https://www.jimmynelson.com ont mis à profit leur immense succès pour développer des projets de réciprocité avec les populations autochtones.
Tout en poursuivant la réalisation d’un titanesque travail photographique, comme le recueil « Homage to Humanity », Jimmy Nelson véhicule transparence et intention de soutenir la transmission des savoirs autochtones aux jeunes générations, à travers sa fondation https://jimmynelsonfoundation.com
Ce type de projet se heurte souvent à une réalité complexe et sensible qui divise, même au sein des communautés.
Les stigmates du colonialisme font parfois s’entrechoquer intentions altruistes et besoin d’inverser les rôles. Les autochtones n’apprécient pas être décrits comme des « peuples au bord de l’extinction », préférant les démarches qui célèbrent leur résilience et leur capacité d’adaptation.
© Jimmy Nelson
© Alexander Khimushin
Le photographe Alexander Khimushin, The World in Faces (Russie) https://khimushin.com/the-world-in-faces a entrepris la réalisation de portraits d’ethnies majoritairement originaires de Sibérie, durant des immersions au long court. La collection produite n’est pas commercialisée, sauf sous forme de tirages d’art pour financer de prochains voyages documentaires, à travers sa fondation : le World In Faces Institute. Ses images illustrent régulièrement les évènements d’institutions internationales (Nations Unies) ou les rapports d’organisations défendant les droits des peuples autochtones (IWGIA).
Qu’en est il des photographes autochtones ?
Les grands territoires colonisés avant l’ère industrielle, tels que les Amériques ou l’Australie, voient l’émergence d’une nouvelle génération de photographes autochtones. Ceux-ci revendiquent la possibilité et le devoir de « changer de narration » (change the narrative, en anglais). Leurs travaux explorent l’autochtonie moderne, multiple et plurielle, territoriale et urbaine, qui revendique la présence autochtone et lutte contre le racisme systémique.
Nadya Kwandibens, Red Work Studio (Canada) www.redworks.ca
De la nation Anishinaabe, Nadya réalise des collaborations et séries photographiques s’attachant à déconstruire les stéréotypes sur les nations autochtones. Ses projets « Concrete Indians » ou encore « The Red Chair Sessions » tentent de rétablir l’image de la fierté, de la présence et de la résilience autochtone dans la société contemporaine.
© Nadya Kwandibens
© Matika Wilbur
Matika Wilbur (USA), Project 562 http://www.project562.com/
Ted Talk « Changing the Way we see Native Americans » | https://www.youtube.com/watch?v=GIzYzz3rEZU
Matika est originaire des nations Swinomish et Tulalip de l’état de Washington (US). Après avoir troqué ses biens pour une maison mobile, Matika a sillonné les 50 états américains durant 10 ans pour collecter les histoires et dresser des portraits d’ambassadeurs culturels autochtones des 562 communautés natives du pays. Un projet qui s’attache depuis à déconstruire la représentation usuelle de la culture amérindienne dans les livres d’histoire et la culture populaire.
Wayne Quilliam (Australia), https://aboriginal.photography/
Le professeur Quilliam est un des conteurs australiens les plus respectés de l’ère moderne. Avec plus de 30 ans d’expérience dans les communautés aborigènes rurales, éloignées et urbaines, l’œuvre de Wayne est plébiscitée par les plus grands évènements internationaux, dont aux Nations Unies, au travers d’expositions mettant à l’honneur l’inclusion et la diversité culturelle.
© Wayne Quilliam
Pour aller plus loin | Histoire de la photographie par les peuples autochtones : https://en.wikipedia.org/wiki/Photography_by_indigenous_peoples_of_the_Americas
Photographe voyageur : le Monde est à nous ?
En tant que voyageur (occidental), nous avons le privilège de pouvoir accéder sans trop d’effort aux autres cultures.
Que nous soyons photographe amateur ou professionnel, la petite voix de l’éthique s’élève de plus en plus à mesure que l’industrie du tourisme amorce le virage vert. La photographie de voyage, composée pour beaucoup de paysages, inclut aussi des humains, dans des sphères publiques, privées, voire sacrées.
A moins d’être un photographe de presse, qui photographie dans un contexte de loisirs se doit de bien s’informer.
Appréhender la photographie en voyage de manière éthique, encore plus auprès des communautés humaines sensibles, c’est dans un premier temps résister à l’opportunisme.
Malgré les différences notables en terme de droits de la personne et du droit à l’image selon les territoires, l’être humain dispose en théorie des mêmes droits au respect de sa vie privée. Dans les faits, pour qui souhaite déclencher et publier sans s’encombrer des droits à l’image, il demeure généralement plus facile de réaliser des portraits non consentis en Asie qu’en Amérique du Nord, où sévit une protection plus stricte dans le pays et les communautés autochtones.
Au Nouveau-Mexique ou en Arizona, certains villages ferment l’accès aux visiteurs durant les épisodes funéraires, tandis que d’autres affichent lisiblement à l’entrée une interdiction explicite. Sauf autorisation spécifique, photographier ou filmer les cérémonies spirituelles est interdit. Une démarche légitime pour se préserver des indélicats. La faute aux trop nombreux abus perpétrés par des photographes sans scrupules, à qui d’essorer encore un peu la dignité amérindienne, pour du commerce aux bénéfices non partagés.
Si le colonialisme et le tourisme de masse ont violemment affecté les Peuples Premiers vis à vis du (non) contrôle de leur image, la photographie s’en est malheureusement faite la complice. La démocratisation du numérique a rendu la pratique encore plus (in)délicate et incontrôlable. Le photographe qui souhaite se soustraire à cet univers potentiellement procédurier, trouve encore autour du globe des contrées moins à cheval sur ces principes (ou moins outillées pour se faire respecter), mais pour combien de temps ? L’avenir s’emploiera sans doute à harmoniser les comportements, en reconnaissant les mêmes droits (et devoirs) pour tous.
Concrètement, quelle attitude adopter ?
Avant tout, il est nécessaire de faire preuve de bon sens.
Nouer des liens, rester assez longtemps pour s’intégrer un minimum chez nos hôtes, demander l’autorisation de photographier les enfants ou quiconque passe devant notre objectif, la logique invite la décence, dans la mesure du possible.
Il est recommandé de procéder à la technique de l’inversion : « Si quelqu’un se présentait chez moi, dans l’intimité de mon foyer et prenait tout mon quotidien en photo (je cuisine, je mange avec ma famille, je lis mon journal, je bronze sur ma terrasse), aurais-je la même compréhension et ouverture de son irrémédiable envie de documenter tous mes faits et gestes ?
« Ne fais pas chez les autres ce que tu ne ferais pas chez toi ».
Parfois, par respect pour l’autre, la meilleure option reste de renoncer.
Temporairement ou définitivement, parce que la politesse l’induit.
J’ai maintes fois décidé que le premier contact serait sans l’intermédiaire de mon appareil.
Parce que ce n’était pas le bon moment, c’était intrusif, il me fallait plus de temps.
Je suis revenue, plusieurs mois, années après.
Les choses avaient mûries, on avait appris à se connaître, je pouvais me lancer.
Aussi, pratiquons la réciprocité en clarifiant l’intention de la démarche photographique :
Sous quelles formes l’image sera utilisée ? Comment générer un bénéfice mutuel ?
Barrière de la langue ou connaissance limitée – voire inexistante – du domaine juridique et du monde digital, dans bien des villages, on ne comprendra pas le document à signer qui autorise à faire usage, voire vendre l’image produite.
Situation délicate, mais qui mérite d’ouvrir le dialogue.
Peut-être l’envoi de tirages aux sujets photographiés, doublé d’un soutien à l’association locale, permettrait de se libérer d’une certaine dette morale, mais surtout rétablirait l’équilibre. Le mieux est d’en discuter directement avec les intéressés. La conscience demeure seule juge…
Bon à Savoir
Si vous souhaitez vous assurer d’être un photographe voyageur respectueux des populations visitées, vous avez la possibilité de vous former convenablement aux règles spécifiques du consentement local avant de partir. Sur Native Immersion www.nativeimmersion.com, le « Kit du Voyageur Conscient », en plus de vous instruire des protocoles culturels en vigueur, vous transmettra les pratiques spécifiquement autorisées par vos hôtes, incluant les usages audiovisuels. Un dispositif pour partir l’esprit tranquille.
Pour en savoir plus : le Kit du Voyageur
Réalité de terrain | Témoignage – Rencontre autochtone au Québec
En 2007, un stage d’études m’offrit l’occasion de vivre mes premiers contacts humains avec des membres de communautés autochtones au Québec. En pleine période estivale, dans les espaces urbains, je rencontrais des Innus, Wendats, Atikamekw, Mohawks ou encore Inuits qui se rassemblaient dans des festivals comme Présence Autochtone à Montréal, ou encore les Pow-Wows dans les communautés telles que Kahnawake (Mohawk) et Wendake (Hurons-Wendats).
Mes premiers portraits de ces évènements étaient les artistes auxquels j’avais accès : danseurs, chanteurs, drummers – joueurs de tambour chef – ainsi que quelques artisans. Comme on pouvait s’y attendre, les photographies les plus populaires rapportées de ces célébrations furent les portraits qui parvenaient à projeter le spectateur dans un monde inconnu, parsemé de perles et de plumes en mouvement, aux terminologies mystérieuses et aux chants magiques : la formule idéale à l’émerveillement.
Ce que je compris quelques années plus tard, après 6 ans de séjours réguliers dans la communauté Atikamekw de Manawan (sud de la forêt boréale, région de Lanaudière, Québec) et au village de Wendake (région de Québec) rendit la réflexion plus subtile sur la question de la représentation : les photographies réalisées en vêtements traditionnels n’étaient pas seulement une nourriture à rêverie pour les touristes européens ; elles rendaient également mes amis autochtones extrêmement fiers de leurs origines. De vrais passeports vers la revendication identitaire.
A cet instant, je saisis la puissance et l’impact « thérapeutique » et « restaurateur d’estime » de la photographie.
« Approprié » par son sujet, la photographie devient le support au service de l’appartenance communautaire, ethnique, de la définition identitaire.
Immergée dans le quotidien de mes hôtes, je prenais beaucoup de plaisir à organiser des sessions communautaires ou familiales, simplement pour célébrer les humains. La composition était une création concertée : en tenue de cérémonie (régalia) pour les plus traditionalistes, en vêtements de tous les jours pour les autres, avec un être aimé, ou durant une escapade dans les chalets de territoire. Jamais vendues, les photos numériques ont été remises via les réseaux sociaux, projetées lors d’évènements communautaires, illustré des portfolios de la deuxième chance pour des jeunes en décrochage scolaire. Ma contribution pour les remercier de leur accueil, le temps, le soin, le foyer temporaire offerts durant cette expérience sociale « en territoire ». Seules une poignée d’expositions ont suivi pour relater cette expérience, bien que mon tempérament discret ait préféré la pudeur à la démonstration.
Après 10 ans de lien avec Manawan et ses habitants, je contemple encore ces photographies partagées avec la communauté, qui témoignent de moments de vie, entre quotidien et célébrations. Indéniablement, la photographie a été un pas vers l’autre et la création d’un lien durable, dans un esprit de partage. Je veille encore à ne pas trahir la promesse à mes portraits, en conservant le plus possible les liens pour m’assurer, encore et toujours, la possibilité de faire voyager les images dans de nouveaux contextes. C’est une œuvre collective et un serment.
Concernant la manière de représenter la culture de l’autre, je pense que l’intégrité photographique passe par la recherche de l’équilibre entre le rêve et le réel, le traditionnel et le moderne, sans perdre de vue que l’être est multiple et qu’il navigue entre ces pôles. Une démarche éthique qui me semble encore plus cohérente auprès de cultures métissées avec la société occidentale.