La frontière entre soin et autonomie
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Mise à jour du 1e Mai 2023 : le terme de « photo-thérapie » expliqué dans cet article et la pratique qui en découle chez Mayoke Photography font plus précisément référence à la « photographie thérapeutique », qui est à distinguer des « techniques de photo-thérapie », appartenant au champ de la psychothérapie. Merci à Emilie Danchin pour les précisions lexicales. Retrouvez nos échanges au sujet des pratiques photographiques à visée thérapeutique dans le numéro de mai/juin du magazine Profession Photographe (direction Pascal Quitemelle) et sur invitation de la Fédération Française de la Photographie et des Métiers de l’Image (FFPMI, merci à Amélie Soubrié pour sa confiance).
Le terme «photo-thérapie», né outre-atlantique dans les années 80, est totalement distinct de la «photothérapie» médicale (Wikipedia). Appartenant à la grande famille de l’art-thérapie, la photo-thérapie rassemble les approches thérapeutique et sociale, combinant les bases de la psychologie à la technique photographique, afin d’explorer et améliorer le rapport à Soi.
Longtemps discrète voire méconnue en Europe, la photo-thérapie vit actuellement une fulgurante expansion dans les sphères de la thérapie alternative. En soutien aux maladies et traitements (chimiothérapie, mastectomie), troubles alimentaires (anorexie, boulimie), violences sexuelles, physiques et psychologiques (environ 1 femme sur 3 dans le monde, selon les Nations Unies), au deuil péri-natal ou encore aux questions de genre (communauté LGBTQ), le champ de la photo-thérapie est vaste. Elle s’illustre fréquemment dans le rapport au corps, pour réparer les blessures dues aux injonctions sociétales subies par les femmes. Sa version plus ritualisée couvre quant à elle les étapes de la vie humaine (devenir adulte, naissance et post-partum, se reconstruire après deuil, changer de carrière) ayant une résonance auprès d’un public essentiellement féminin.
Un phénomène s’expliquant certainement par la récente émergence des femmes dans le domaine photographique, milieu encore très défini par les codes masculins. En effet, depuis la nuit des temps, les femmes incarnent le rôle de soignantes. Par leur nature de «donneuses de vie» et leur fonction sociale les chargeant de la cohésion de groupe, les femmes sont traditionnellement éduquées à l’attention, au service à l’autre dans la sphère intime. C’est donc presque naturellement qu’en s’appropriant l’outil photographique, les praticiennes ont inventé d’autres manières de vivre la relation entre photographe et modèle. Une approche qui vient enrichir la représentation normée du regard masculin sur le corps féminin. S’embarrassant souvent moins des contraintes techniques, le style photographique féminin s’attarde davantage à explorer l’art dans l’émotionnel. La photo-thérapie devient alors un outil complémentaire de soin et d’accompagnement, intégrant naturellement les mécanismes de la psyché féminine et les champs du savoir féminin.
Un nouveau métier ?
A la frontière entre le soin et la technique, la photo-thérapie est une discipline hybride ni définie, ni contrôlée par une quelconque réglementation. Ce flou juridique offre la possibilité – ou l’illusion – de pouvoir sereinement s’auto-attribuer la légitimité d’exercer. Une «absence de cadre» qui se retrouve dans la majorité des domaines artistiques et des thérapies alternatives. Opportunité pour la praticienne, elle n’en est pas toujours une pour la cliente. Quand le travail visuel est facilement qualifiable, l’intégrité professionnelle et l’efficacité de la soignante le sont beaucoup moins.
Car c’est précisément sur ce point que l’entreprise est délicate : la pratique s’adresse en majorité à des clientèles-patientèles, pour la plupart en souffrance et en vulnérabilité profonde. L’aspect thérapeutique n’ayant pas échappé à la cliente, elle est même la raison principale de sa présence. Elle qui espère, mise, attrape cette solution-miracle comme une bouée de sauvetage à son mal-être, n’a pas automatiquement devant elle, un(e) professionnelle sachant gérer son état psychologique et émotionnel.
Si la séance photographique est en soi une expérience agréable et gratifiante, il est important que la photographe soit vigilante à ne pas extrapoler son statut. En effet, le secteur ne nous reconnaît pas comme des praticiennes assermentées de l’âme ou du corps. Si aucun diplôme d’état ne prouve la validation d’acquis en psychologie, il est actuellement suffisant d’invoquer l’expérience ou le « chemin de vie » pour justifier de sa pratique…mais pas de son éthique. La photo-thérapie donne l’illusion d’une méthode tout public, inoffensive et « bienveillante ». N’importe qui pouvant s’improviser « photo-thérapeute », il est bon de garder ses sens en éveil. Attention aux formules de langage qui endorment le discernement.
Si le cadre officiel n’empêche pas les dérives, il est néanmoins important que les praticiennes, expérimentées et nouvelles, puissent s’organiser en co-créant et en appliquant collégialement une charte du métier. Cette initiative permettrait le maintien d’un système éthique dans le milieu, notamment afin de décourager toute relation de pouvoir et de dépendance.
Et si cette méthode m’attire en tant que client(e) ?
C’est indéniable, la photographie est un puissant outil « miroir » qui permet d’entrer en conversation avec son image ; sans doute l’une des plus belles inventions de l’ère moderne. Durable, transmissible aux prochaines générations, la photographie imprime le réel dans l’éternel. Elle accompagne la perte, le changement ; elle célèbre l’inclusion et la résilience.
Néanmoins, en tant que bénéficiaire de l’expérience en « photo-thérapie », il existe toute une série de questions qu’ il serait légitime de se poser avant une séance.
Quelle part de « thérapie » existe dans la pratique photographique proposée ? | Gardez en mémoire les qualifications affichées de la praticienne. Si elle vous invite à explorer un domaine qu’elle ne semble pas maîtriser, clarifiez avec elle la consistance du travail thérapeutique qui va être effectué. Si vous tenter un projet « expérimental », soyez sûre de donner votre accord et de bien comprendre où vous allez être embarquée. Préférez une séance photographique classique dont le résultat vous offrira un support de travail simple, transparent et autonome. |
Le soin est porté par l’outil ou la praticienne ? | L’outil photographique est votre support de travail prioritaire. Le praticien est un « accompagnant », il n’est PAS un « thérapeute qualifié », sauf mention spéciale. |
Existe-t-il une quelconque déontologie ? | Pas encore, mais nous sommes en train de valider une « Charte des Photographes Humanistes » formés par Mayoke Photography, pour tenter une réglementation de base intégrant le bon sens, l’éthique médicale et les droits de la personne. |
Les références de la praticienne sont elles fiables ? | N’hésitez pas à les demander et faites vos recherches. Si besoin, contactez ses références fournies pour en savoir plus. |
L’expérience peut-elle se substituer à une séance chez le psy ? | Bien que vous en ressentiez le besoin, une séance photographique ne pourra JAMAIS remplacer une consultation avec un professionnel de santé. C’est une méthode complémentaire à un processus de soin médical. |
La photographe me propose plusieurs séances photo, dois-je accepter ? | Il est tout à fait possible de réaliser un cycle de photographies avec la praticienne qui vous accompagne. Cependant, l’éthique invite la praticienne à veiller à ce qu’une relation équilibrée s’instaure entre vous. Un excès de séances peut signifier une dépendance (affective d’un côté, financière de l’autre). Le résultat des séances doit vous amener vers une restauration de votre estime dans un laps de temps assez court. |
Que va t-il advenir de mes photos ? | Tout ceci doit clairement être défini avec votre photographe. Vous disposez en tout temps d’un droit à l’image sur vos photographies, c’est à dire que vous pouvez accepter ou refuser qu’elles soient divulguées et diffusées sans votre accord. La confidentialité s’ajoute si vous mentionnez que vos images et votre histoire sont intimes et donc confidentielles (ou seulement autorisées dans un cadre d’enseignement). La photographe dispose quant à elle d’un droit d’auteur sur les photographies. Vous ne pouvez les diffuser sans en citer l’auteure, ni en détourner l’usage (objectif de la séance) qui puisse affecter la réputation de l’auteure, ni en faire commerce. |
Peut-on offrir une séance à une personne vivant une dépression, présentant une vulnérabilité psychique ou encore une personne atteinte de troubles du spectre autistique ? | Une séance photographique ne présente habituellement pas de contre-indications majeures. Cependant, dans le cas d’une séance de photo-thérapie, les personnes psychologiquement fragiles ou à la structure mentale différente peuvent être extrêmement – et violemment – réactives à l’expérience. Plutôt que de leur faire la surprise, il est préférable d’en parler avec la personne concernée et de s’assurer que son consentement soit entier. Durant la séance, idéalement accompagnée par un proche de confiance, la photographe peut interrompre les prises de vue à tout moment, si elle estime que la santé du client présente des signes de détérioration ou nécessite une pause. Rien ne justifie d’obliger quiconque à terminer une session. |
Puis-je proposer une session à mon enfant/adolescent pour qu’il/elle prenne confiance en lui/elle ? | Un enfant ou adolescent ayant vécu un épisode douloureux, peinant à s’intégrer dans un groupe, étant victime de harcèlement ou de racisme peut avoir une image de lui-même extrêmement dégradée. La séance photographique n’a pas besoin d’être nommée comme « photo-thérapeutique » devant l’enfant: c’est une session à présenter comme une expérience amusante, légère et vivante : un souvenir à construire ensemble. Elle peut être vécue avec des membres de la famille, des amis de l’enfant, si cela l’aide à se sentir entouré. Encouragez le à être acteur de sa séance en participant à son élaboration : incarner un super-héros, se promener dans son lieu favori, jouer avec son animal de compagnie…
C’est avant tout un moment de plaisir et de partage pour faire une pause dans un quotidien émotionnellement difficile. Veillez sur votre enfant ou adolescent, même de loin, durant la séance. |
Par ailleurs, soyez alerte sur l’adjonction de pratiques énergétiques, qui ne sont pas toujours inoffensives. Il existe une hygiène spirituelle et énergétique que les praticiennes doivent connaître et adopter ; vous n’avez presque aucun moyen de la vérifier. Comme avec n’importe quel praticien, conservez votre discernement et ne vous sentez pas contraints à honorer ce qui ne vous inspire pas.
L’essentiel demeure la qualité de dialogue avec la photographe qui vous accompagne.
Photographes : bien se former pour mieux accompagner
Si la méthode est libre et multiple, il est conseillé aux photographes intéressées par cette technique de se former auprès de praticiennes référentes, démontrant un certain nombre d’années de terrain, au processus construit, cohérent et approfondi. Pour évaluer la qualité d’enseignement, le processus de réflexion, la remise en question, la recherche d’excellence, l’exigence et l’éthique prévalent de loin sur les commentaires clients. Ce que l’on souhaite apprendre est une méthodologie qui invite à une pratique humble et équilibrée, qui se modèle avec notre signature photographique.
En France, les formatrices sont rares, car la discipline est très récente. Chaque enseignement est unique, car chaque histoire de vie est différente. A vous de trouver la formatrice, la vision qui vous correspond le mieux.
L’artiste photographe, philosophe et psychothérapeute Emilie Danchin (Belgique) https://emiliedanchin.be/ est une des plus anciennes praticiennes et formatrice (2014) de photo-thérapie en Europe occidentale. Formée par Judy Weiser, du PhotoTherapy Center (Canada) https://phototherapy-centre.com/ elle propose des formations en plusieurs cycles autour de pratiques croisant plans clinique, théorique et pratique. Elle transmets ses techniques de photographie thérapeutique «dans l’approche relationnelle et la méthodologie projective» afin de «comprendre la pertinence des pratiques photographiques dans des cadres de soin et de relations humaines». Sa formation s’effectue sur plusieurs modules.
En 2019, j’ai commencé à transmettre mes techniques d’accompagnement par la photo-thérapie.
En permanence organisée autour de l’éthique du praticien, la formation s’attelle à donner des clefs à la fois philosophiques et concrètes à l’application de la méthode, invitant à une vision holistique de la réalité humaine.
A travers un enseignement théorique puis pratique, l’étudiant(e) découvre un processus de travail qu’il/elle va pouvoir adapter à sa propre signature. Photographie rituelle (rites de passage), direction du modèle, gestion d’une séance familiale, organisation de la session, accompagnement vers l’autonomie, symbolique des outils et des lieux mais aussi l’examen de nombreuses études de cas précèdent la pratique de terrain. Celle-ci est enrichie de missions photographiques supervisées, en exercice comme en conditions réelles. Spécialisée en Storytelling, j’intègre également les codes de la narration documentaire ou de fiction au processus de photo-thérapie. Pour plus d’informations, vous pouvez découvrir nos formations.
Bien que la photographie soit un catalyseur naturel de mieux-être, la photo-thérapie nous réserve encore bien des champs d’expression à explorer.
Mon Témoignage | «Le virage vers la photo-thérapie»
«La terminologie de « photo-thérapie» m’est apparue comme une évidence en 2014, à la suite d’une remise en question de ma pratique photographique professionnelle. Après 6 ans de photographie sociale, de reportages de mariage et de célébrations autour de la naissance, j’ai constaté que mon travail était devenu l’expression des désirs de mes clients et non celle de mon univers créatif. En parallèle, émergeant de 4 années de séjours intensifs dans une communauté amérindienne au Québec, j’avais pu éprouver ma technique dans un contexte de reconstruction identitaire [lire aussi: la photographie de voyage]. Un mélange de réalités sociales qui a fini par m’orienter vers une pratique plus expérimentale et profonde. Je voulais repousser les limites de la discipline, pour aller au bout de mon idée, en tentant de répondre à la question suivante :
«Dans quelles mesures la photographie est-elle un outil thérapeutique ?
Avant de me lancer, j’ai longuement étudié les effets de la photographie sur l’humain: tout d’abord auprès des locaux faisant appel à mes services, puis avec les peuples premiers m’ayant accueillie chez eux et enfin, directement sur moi-même (le plus difficile!). Il en est ressorti un processus commun de mieux-être, suite à la rencontre avec un outil photographique et une démarche au service de la valorisation identitaire (mon territoire, qui je suis), culturelle (ma communauté), temporelle (je me situe dans l’échelle du temps) et cultuelle (ma spiritualité, ma manière de voir le monde).
C’est ainsi que durant 5 ans, j’ai éprouvé ma méthode auprès d’un public essentiellement féminin; une spécialisation qui n’a toutefois ni oublié les hommes, ni les familles, avec lesquels la composition collective a donné un tout autre sens à la valorisation de l’individu. Sur la base d’observations et de beaucoup de lectures actives, dont la référence «Femmes Qui courent avec les Loups» de la psychanalyste Clarissa Pinkola Estès, ma pratique a exploré la réintégration du rituel dans la séance photographique, mais également la psyché féminine, expression du «Sauvage» dans notre monde civilisé.
J’ai ainsi mené de nombreuses séances photographiques uniquement réalisée en extérieur, sur le thème central et symbolique de «l’humain dans la Nature», jusqu’à ne faire plus qu’un. Des rituels aux techniques énergétiques de base, le processus au protocole très huilé a fait ses preuves, jusqu’à progressivement se dépouiller de lui-même. Je me suis immergée suffisamment longtemps dans l’essence du «Sauvage», dans le but d’explorer et de déconstruire le mythe qui l’entoure. Délaissant cette terminologie au bénéfice de notre nature humaine, je pratique et j’enseigne la photo-thérapie dans un contexte qui s’espère suffisamment débarrassé de ses fantasmes. »